Un texte signé Charlotte Dawance-Conort
En 1995, Katherine Bigelow sort du succès de POINT BREAK réalisé 4 ans auparavant. Son ex-mari, James Cameron, lui propose STRANGE DAYS, un film au scénario étonnamment prémonitoire. Prémonitoire ou preuve de la cohérence de l’oeuvre de ces deux réalisateurs ? Car les préoccupations qui traversent STRANGE DAYS sillonnent toute l’oeuvre de Bigelow et de Cameron.
Lenny, ancien flic désabusé, ne parvient pas à se remettre de sa rupture avec Faith. À l’aide d’un SQUID, dispositif de surveillance du FBI devenu illégal, un casque virtuel qui permet de revoir et de ressentir des souvenirs, Lenny s’enfonce dans une addiction au passé. Pour survivre, il tient un trafic de cette technologie au marché noir, promettant des expériences extrêmes. À quelques jours du passage à l’an 2000, Los Angeles est plongée dans le chaos, et Lenny reçoit une vidéo sur laquelle une de ses amies est violée et assassinée.


STRANGE DAYS est un film à quatre mains qui bénéficie du lien intellectuel et artistique entre Cameron et Bigelow. Chacun y a apporté sa vision et ses obsessions, ses motifs qui se répètent de film en film. Les recherches techniques qui intéressent les deux réalisateurs sont le point de départ du film. En effet, le dispositif de casque virtuel que Lenny utilise est en point de vue subjectif, comme si en le portant, les personnages et les spectateurs entraient dans le corps de celui qui a filmé et vécu la scène.
Pour obtenir cette vue particulière, il a fallu créer une caméra susceptible de représenter une vision prise depuis le nerf optique. Là, se mêlent deux préoccupations centrales de Cameron et Bigelow, la capacité d’immersion de l’image pour le premier, le point de vue pour la deuxième. Dans les films de l’un comme de l’autre, on retrouve des moyens de perception de l’image, jumelles, périscope, lunettes de visée, caméras journalistiques, scientifiques, militaires, robotiques, privées…
Dans STRANGE DAYS, l’importance du point de vue est au coeur de l’intrigue, intrigue qui apparaît en arrière-plan d’abord et qui s’avère prédominante. Jeriko One, un rappeur et leader noir, a été tué dans des circonstances équivoques, sa mort provoquant des émeutes dans la ville. C’est avec la multiplication des points de vue, enregistrés grâce au SQUID, que la vérité se fait jour.
Lenny, qui a accès à toutes ces vidéos rattachées à des souvenirs, semblent néanmoins incapable d’empathie. S’il flatte les bas instincts de ses congénères, son trafic reste un commerce comme un autre, ne nécessitant pas d’implication de sa part. C’est en vivant lui-même le viol et le meurtre de son amie que les lignes bougent en lui. À ses côtés, Mace, mère célibataire noire, directement concernée par le tumulte social et politique provoqué par la mort de Jeriko One, a au contraire les yeux bien ouverts sur ce qui se joue autour d’eux.
Elle est le jalon moral de Lenny. Amoureuse de lui sans retour, elle connaît l’étoffe de cet homme, valeur montrée dans un souvenir en flashback et non par l’intermédiaire du SQUID. Lenny quant à lui est obsédé par son ex-petite amie, Faith, et regarde en boucle les quelques souvenirs qui lui restent d’elle. Il faut qu’il endosse les points de vue de presque tout le monde, qu’il fasse l’expérience de ce qui est dans la psyché de chacun des personnages qu’il côtoie, pour enfin parvenir à changer de perspective et ouvrir littéralement les yeux sur Mace. Le premier plan du film est un oeil qui se ferme (celui de Lenny), le dernier est une caméra qui s’élève au-dessus de la foule, mêlant Mace et Lenny au monde, faisant passer le récit de l’intérieur à l’extérieur, de l’intime au global.


La filmographie des deux cinéastes regorge d’exemples dans lesquels des personnages entrent dans un monde qu’ils ne comprennent pas, dont ils sont ennemis parfois, et qui finissent par adopter la perspective de leurs anciens adversaires : le T-800 qui passe du rôle de tueur à celui de père de substitution (TERMINATOR 1 et 2), Rose qui passe des premières aux troisièmes classes (TITANIC), Jake Sully qui se laisse séduire par les Na’vis qu’il devait combattre (AVATAR), Caleb qui entre dans le monde des vampires (AUX FRONTIÈRES DE L’AUBE), Johnny Utah, agent du FBI qui infiltre un gang de braqueurs (POINT BREAK).
Les deux cinéastes se sont rejoints dans STRANGE DAYS qui forme un équilibre entre leurs cinémas respectifs. Il y a déjà, dans le film, cette recherche sur l’immersion – dans tous les sens du terme – qui obsède James Cameron de film en film, jusqu’à la 3D D’AVATAR. Le cinéaste a souvent raconté que son inspiration pour les films lui venait en rêve. La 3D D’AVATAR lui permet de nous emmener visuellement et émotionnellement dans ses rêves comme le SQUID permet à Lenny de se promener dans les souvenirs.
Quant à Katherine Bigelow, elle a cédé la partie romantique à Cameron pour s’attacher à une dimension bien plus politique et abrupte. C’est elle qui a développé l’environnement chaotique de STRANGE DAYS, s’inspirant de plusieurs affaires ayant eu cours dans les années 90 américaines, particulièrement le passage à tabac de Rodney King et les émeutes de Los Angeles en 1992. Elle aborde à nouveau le sujet des violences policières à l’encontre des citoyens noirs en 2017 dans DETROIT.
Beau et singulier symbole que ce film qui s’achève quand les points de vue des deux personnages principaux se rejoignent, film qui réunit deux manières à la fois distinctes et complémentaires de faire du cinéma, aboutissement de la collaboration d’un ancien couple d’artistes qui ont toujours manifesté le respect qu’ils portaient à leurs oeuvres mutuelles.
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BANDE ANNONCE :
Article rédigé par Charlotte Dawance-Conort
Ses films préférés - Tree of Life, Brazil, La Nuit du Chasseur, Take Shelter, Nostalgie de la Lumière.